
• Le mood :
Un récit initiatique sur l’enfance, la quête de justice, de sens dans lequel l’auteur nous livre un texte qui se saisit de ce passage fondateur de la transformation. Un livre enchanteur au goût de poésie sur un fond de vagues de l’enfance.
• L’histoire :
« Il voyait du bon en moi, enfant de la ville qui venait sur l’île l’été. Je descendais à la plage des pêcheurs, je passais des après-midi entiers à regarder le mouvement des barques. »
10 ans. L’âge de l’innocence pour beaucoup.
Et pourtant l’âge de l’arrachement à l’enfance pour le gosse de la ville. Le narrateur.
« Il me laissait jeter l’ancre. J’avais maintenant dix ans, un magma d’enfance muette. Dix ans c’était un cap solennel, on écrivait son âge pour la première fois avec un chiffre double. L’enfance se termine officiellement quand on ajoute le premier zéro aux années. »
Solitaire.
Exilé sous des montagnes de livres,
D’une sensibilité humide à chaque effleurement.
« Cet enfant de dix ans reste aujourd’hui hors de ma portée. Je peux l’écrire, le connaître non. »
Né à Naples, sans autre destin que de regarder derrière.
Si l’auteur laissait des mots incompris dans ces lectures d’enfants,
Aujourd’hui le soucis du mot exact est une quête permanente.
Il retrouve chaque été son île aux pêcheurs.
Loin du tumulte citadin.
Un lieu où on ne le regarde plus comme cet enfant qu’il est.
« À dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. On regarde à l’extérieur en adultes présumés, mais à l’étroit dans une taille de soulier trop petite. »
Et si les corps ne s’appellent pas encore à son âge, cette fille qui lit des polars attire son attention.
Elle est presque tout à l’inverse du monde.
Absorbée et calme.
Elle lit les mêmes livres qu’il apporte à sa grand-mère le dimanche et qu’elle dévore en une journée.
Cet été aux sucettes glacées me rappelle ces journées éternelles où le temps semblait s’étirer indéfiniment.
Où l’on pensait que tout durait trop de temps.
Où l’on observait avec nos sarcasmes d’enfants les jeux si flagrants des adultes.
« Je pleurais, je chantais, actes clandestins.
À travers les livres de mon père, j’apprenais à connaître les adultes de l’intérieur. Ils n’étaient pas les géants qu’ils croyaient être. C’étaient des enfants déformés par un corps encombrant. »
Il ne joue pas avec les autres enfants.
Il n’aime que les mots.
« Sur la plage des pêcheurs, les vieux réparaient les filets, assis jambes écartées, les mains allant toute seules. Les yeux voyaient peu, aucun ne portaient de lunettes. Les mains avaient déjà appris par coeur ce qu’il y avait à voir. »
L’enfant sait sa chance d’être en mer.
Nous avons oublié que le mérou face au pêcheur à l’hameçon savait se défendre et parfois gagner.
Oublié qu’un mérou capturé au fruit d’une nuit de sueur et de labeur était autrefois la fête d’une grande prise.
La lune était témoin du combat égal entre l’homme et le poisson.
Et l’homme vivait sur le sable, face à eux.
Dans le plus grand dénuement.
Il attendait, guettait le poisson en imaginant la mélodie de la rame sur les flots.
« Dans le noir, un échange de salut avec voyelles seulement, car les consonnes ne servent pas en mer, l’air les avale. »
Les cals aux mains mais imaginant ses camarades de la ville besognant de livraisons en livraisons.
Ici au moins l’enfant n’en est plus vraiment un.
« Il y avait en elle une fermeté que j’ai retrouvée dans la voix des aveugles. »
Les joutes amoureuses avec la fillette commence.
Les autres garçons regardent ce rapprochement comme l’affront d’un rival sur leur territoire de sable.
Il évoque beaucoup cette période de l’enfance où nous sommes prisonnier de notre corps d’enfant qui ne suit pas l’esprit qui, lui, a grandi.
Subir la répression des autres, devenus plus grands. Profitant de la taille et de la force.
« La découverte de l’infériorité sert à décider de soi. Je l’acceptais sans humiliation, il suffisait de l’admettre. »
L’injustice d’être un enfant dans les mots des grands.
La difficulté d’être quelqu’un à l’âge où le statut n’est rien.
Le poids du désir d’invisibilité pour traverser les années jusqu’au bon âge.
« Je terminais l’après-midi comme ça, à genoux dos à la mer à tamiser le sable. Je me sentais bien quand je faisais ces choses vides. »
• L’extrait :
« Il existe en moi des fermetures insurmontables. »
• Mon avis :
Un livre enchanteur au goût de poésie sur un fond de vagues de l’enfance.
Il dit tous les désaccords du corps et de l’esprit lorsque l’on est enfant.
La quête de considération.
Les faiblesses et faux semblants des adultes dont nous ne sommes pas dupes.
La violence de ne pas être comme les autres, qui vous frappe.
Les premiers amours dont on retient chaque mot en oubliant les prénoms.
Un récit initiatique sur la quête de justice, de sens dans lequel l’auteur nous livre un texte qui se saisit de ce passage fondateur de la transformation.
• L’auteur :
Erri De Luca*

Erri de Luca (né Henry De Luca) est un écrivain, poète et traducteur italien.
D’origine bourgeoise, il est destiné à une carrière de diplomate. Il s’y refuse, rompt avec sa famille et en 1968, embrasse le mouvement de révolte ouvrière. Il intègre le mouvement d’extrême gauche : Lotta Continua, dont il sera dirigeant de la fin des années soixante au début des années soixante-dix. De communiste, il passera à l’anarchisme.
Il multiplie les métiers manuels : ouvrier spécialisé chez Fiat à Turin, manutentionnaire à l’aéroport de Catane, maçon en France et en Afrique, conducteur de camions.
De son père, il conserve son amour pour les livres.
Pendant la guerre de Yougoslavie, il s’engage comme conducteur auprès d’une association humanitaire, et convoie des camions de ravitaillement en Bosnie.
Bien qu’il ait commencé à écrire à l’âge de vingt ans, son premier livre ne paraît qu’en 1989 (« Une fois, un jour »). Il obtient le prix Femina en 2002 pour « Montedidio » et le Prix européen de littérature en 2013.
Bien qu’il se dise athée, il lit quotidiennement la Bible et a appris l’hébreu ancien pour pouvoir lire et traduire les textes sacrés. Nombre de ses livres sont des réflexions et variations sur sa lecture exégétique de la Bible, comme « Noyau d’olive », « Les Saintes du scandale », « Au nom de la mère » ou encore « Un nuage comme tapis ».
C’est un passionné d’alpinisme, sujet sur lequel il a écrit de nombreux articles ainsi qu’un livre, « Sur les traces de Nives ». Il est également passionné d’escalade, qu’il a découvert tardivement et qu’il a pratiqué à haut niveau. En 2015, il a été victime d’un accident neurologique au cours d’une ascension, sans pour autant en garder de séquelles.
Il collabore au Matino, principal journal napolitain et à d’autres périodiques La republica, il manifesto.
En 2015, il est poursuivi en justice pour avoir incité au sabotage du chantier de construction de la ligne TGV Lyon-Turin. Il soutenait en effet, depuis des années, la lutte des habitants du Val de Suze contre ce projet qu’il considérait comme « une entreprise nuisible et inutile ». Condamné puis relaxé, Erri de Luca a publié entretemps « La Parole contraire », un court essai où il développe sa réflexion sur cette bataille autour du poids d’un mot, « sabotage ». La même année, il publie « Le Plus et le Moins ».
*Source : Babelio
• Références :
- Les poissons ne ferment pas les yeux
- Auteur : Erri De Luca
- Maison d’édition : Éditions Gallimard
- Date de publication : 26.04.2013