
• Le mood :
Un livre étincelant de simplicité tout en abordant des sujets complexes sur la nostalgie du retour de l’émigré. Sur l’ignorance de ceux qui sont restés. Sur la souffrance de ne pouvoir raconter. La souffrance d’être scindé en deux.
• L’histoire :
Que retient la mémoire ?
Quel souvenir gardent de vous ceux qui vous ont vu partir du pays il y a tant d’années ?
Préfèreront-ils ignorer la personne nouvelle et garder les souvenirs du passé de celui que vous étiez ?
Est-il possible de raconter l’absence, les aventures de l’exil comme Ulysse chez les Phéaciens ?
Irena vit depuis 20 ans en France.
Mais nous sommes en 1989 et Prague se libère.
C’est l’heure du grand retour tel Ulysse revenant à Ithaque.
À cela près qu’Irena ne nourrit aucune nostalgie de ce pays qui lui aurait réservé un destin tragique…
Alors, ce sentiment assaille Irena, qu’est-ce qui pourrait encore l’attendre là-bas ?
Ce retour est-il même encore possible ?
« Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. »
Irena, personnage assailli par ses rêves d’émigrante.
Celle qu’elle aurait été en restant à Prague.
Celle qu’elle est devenue à Paris.
Deux personnes qui s’opposent en elle.
Kundera évoque dans ce livre de nombreux sentiments,
Dont cette nostalgie terrible des exilés politiques,
La scission identitaire,
Et ce retour, au fond, espéré par l’attachement du passé,
Mais qui se heurte à l’histoire de ceux qui sont restés.
Chacune des deux parties ignorant ce qu’a vécu l’autre durant tout ce temps.
« En espagnol, añoranza vient du verne añonar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare. Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. »
Comment être heureux là où plus personne ne vous attend ?
Comment être heureux dans le présent lorsqu’il a déserté les vies de ceux qui vous rappellent sans cesse au passé ?
Irena reçoit la visite écrasante de sa mère qu’elle n’avait plus revue depuis 20 ans…
Une mère qui a eu une autre vie, un autre fils avec un autre mari.
« Quand elle la voyait près d’elle, intimidée et diminuée, elle prolongeait le plus possible des moments de sa suprématie. Avec un zeste de sadisme, elle feignait de tenir la fragilité d’Irena pour de l’indifférence, de la paresse, de l’indolence, et la réprimandait. »
La souffrance de l’ignorance est aussi exprimée dans ce livre
Par ce que l’on ne peut pas raconter.
Irena se retrouve à Prague, avec d’anciennes amies aux vies dorénavant étrangères.
Et personne ne lui demande comment elle a vécu pendant 20 ans en France.
Pourtant nos histoires, nos vies n’existent que parce que nous les racontons.
Le souvenir prend naissance dans nos récits.
Ce qui n’est pas dit tombe dans l’oubli.
Nous avec.
« Pendant vingt ans il n’avait pensé qu’à son retour. Mais une fois rentré, il comprit, étonné, que sa vie, l’essence même de sa vie, son centre, son trésor, se trouvait hors d’Ithaque, dans les vingt ans de son errance. Et ce trésor, il l’avait perdu et n’aurait pu le retrouver qu’en racontant. »
La vie d’Irena ne les intéresse pas.
Elle ne leur ressemble pas.
Et ne pas lui demander de se raconter c’est aussi la punir de n’être pas restée.
« La vie que nous avons laissée derrière nous a la mauvaise habitude de se plaindre de nous, de nous faire des procès. »
Réflexions exquises de l’auteur quant à la psychologie des personnages, d’un contexte historique et politique complexe mais aussi du temps.
Inexorable et écrasant.
« Le gigantesque balai invisible qui transforme, défigure, efface des paysages est au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements, jadis lents, à peine perceptibles, se sont tellement accélérés que je me demande : L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable ? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? »
Dans L’ignorance, le personnage de Josef tient le second rôle et n’est pas moins important.
On visite avec lui le rejet du retour.
« Mais Joseph ne se croit pas malade. Il se croit lucide. L’insuffisance de nostalgie est pour lui la preuve du peu de valeur de sa vie passée. Je corrige donc mon diagnostic : « Le malade souffre de la déformation masochiste de la mémoire. »
L’attachement aux morts.
L’effacement de l’être par la disparition des objets.
« Cette fois le temps lui apparaît tout différemment ; ce n’est plus le présent victorieux qui s’empare de l’avenir ; c’est le présent vaincu, captif, emporté par le passé. »
Un roman étincelant par sa simplicité mais où l’on visite toute la complexité de l’ignorance.
L’ignorance du désir, du corps de l’autre dans un couple, l’ignorance de l’existence de ce qui ne nous ressemble pas, l’ignorance de souvenirs que l’on ne partage pas.
« Une conversation continue berce les couples, son courant mélodieux jette un voile sur les désirs déclinants du corps. Quand la conversation s’interrompt, l’absence d’amour physique surgit tel un spectre. »
• L’extrait :
« N’exagérons rien, son corps ne restait pas intouché mais le soupçon croissait en elle qu’il était touché moins qu’il le méritait. »
• Mon avis :
J’ai tout simplement dévoré ce roman.
J’ai été très émue par les sentiments explorés, que je rattachais sans cesse à ceux de Milan Kundera, lui-même émigré.
J’ai beaucoup aimé la construction du récit où l’on suit Irena et Josef mais aussi les questionnements et réflexions vivantes de l’écrivain qui se corrige au fil de son écriture.
Un texte d’une grande beauté sur l’exil, le voyage, le retour et les sentiments qui les entourent.
• L’auteur :
Milan Kundera*
*Milan Kundera est un écrivain tchèque naturalisé français.
Son premier livre, « L’Homme, ce vaste jardin » en 1953, est un recueil de poèmes lyriques dans lequel Kundera essaie d’adopter une attitude critique face à la littérature dite de «réalisme socialiste», mais ne le fait qu’en se positionnant du point de vue marxiste.
En 1955, il publie « Le Dernier Mai », une pièce de théâtre politique consistant en un hommage à Julius Fučík, un héros de la résistance communiste contre l’occupation de l’Allemagne nazie en Tchécoslovaquie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Milan Kundera publie, en 1957, ses premiers recueils de poèmes. Il a été parmi les réformateurs tchèques qui, en 1968, ont cru pouvoir réformer le communisme de l’intérieur. « La Plaisanterie » et « Risibles amours » incarnent avec force le souffle de liberté qui s’exprime lors du printemps de Prague, auquel il participe activement. Il reçoit le prix Médicis étranger en 1973 pour « La vie est ailleurs ».
Déchu de sa nationalité tchèque, la France lui réserve un accueil chaleureux et il devient enseignant à l’université de Rennes et à l’EHESS de Paris. Il obtient la nationalité française en 1981. En 1984, il publie ce qui est considéré comme son œuvre majeure : « L’Insoutenable légèreté de l’être ». Il y poursuit sa réflexion sur l’illusion et la condition humaine, ainsi que sur l’éternel retour nietzschéen. Cet ouvrage contient également sa définition du kitsch. Il commence désormais à écrire ses romans en français (« La Lenteur », 1995; « L’Identité », 1998; « L’Ignorance », 2003; « La Fête de l’insignifiance », 2014).
Analyste de son propre travail, Milan Kundera signe plusieurs écrits théoriques comme « L’Art du roman », « Les Testaments trahis », « Le Rideau » ou « Une rencontre ». Le 24 mars 2011, l’auteur de « L’Immortalité » voit ses œuvres complètes publiées dans La Bibliothèque de la Pléiade. Il est un des rares écrivains à y faire son entrée de son vivant. Par ailleurs, son nom a été plusieurs fois cité sur les listes du Prix Nobel de littérature.
Kundera a été beaucoup influencé par ce qu’il appelle « le grand roman d’Europe Centrale ».
*Source : Babelio
• Références :
- L’ignorance
- Auteur : Milan Kundera
- Maison d’édition : Gallimard
- Date de publication : 10.02.2005