
Bonjour Sylvia,
Un grand merci à toi de bien vouloir répondre à mes questions.
Depuis que j’ai lu Douce il y a trois mois…tu le sais… je n’y tiens plus !
• Ce livre tu l’as écrit d’une manière complètement différente des deux autres.
Comme si tu ne te cachais plus derrière certains mots, mais que tu faisais totalement corps avec eux, avec ton récit. On ressent une grande sérénité et en même temps une grande puissance.
Comme si tu n’avais à aucun moment pensé au lecteur, et il en émane une puissance folle.
C’était quelque chose de conscient dans ton processus d’écriture ?
S.R : Je ne dirais pas que ma manière d’écrire fut « complètement différente » par rapport à mes deux précédents romans. J’ai pu retrouver des sensations assez proches de celles que j’avais éprouvées avec mon premier roman ( une énergie, un élan). J’aime l’idée de « faire corps » avec le texte, d’un rapport quasi charnel avec les mots. D’une danse, transe… Avec le corps, tu ne peux pas tricher.
Les mots, eux, peuvent mentir. S’il y a une différence, je crois que c’est, en effet, dans mon rapport au regard extérieur. Je me suis sentie libérée du « lecteur implicite » qu’on a invariablement embarqué sur l’épaule quand on écrit (est-ce que c’est bon, mauvais, drôle, juste, plat, enlevé, relevé, foireux, complètement nul, potable? Toutes ces questions et d’autres plus tordues). Ce sont des voix qui bruissent en nous, des diables, des doubles qui nous entravent, nous censurent, nous empêchent parfois et qu’il faut faire taire pour continuer d’écrire. Rester soi, dans sa voix, son axe.
Pour Douce, j’ai oublié la gamberge, j’ai taillé ma route sans retenue, avec le plus de sincérité possible. Je me suis laissé porter. Avec tout à la fois, un sentiment de grande sérénité, oui c’est le mot, et une liberté extraordinaire. Je suis heureuse que le livre s’en ressente.
• Cette histoire complètement dévastatrice est si forte que l’on se demande si derrière les traits de Douce il ne se cache pas un peu de l’auteure. Y’a-t-il de toi dans cette héroïne ?
S.R : Bien sûr qu’il y a de moi en Douce. Je pourrais singer le fameux « Madame Bovary, c’est moi » de Flaubert. Le prisme de la fiction offre beaucoup de possibilités de se dire à travers les personnages. On peut changer les situations, les époques, les lieux, les faits, les personnages, il n’en reste pas moins que je ne surprendrais personne en disant que j’ai vécu l’un de ces amours dont j’ai fait le sujet du livre.
• Penses-tu réellement qu’il est possible « d’aimer moins mais d’aimer mieux » ?
S.R : J’ai écrit cette phrase, oui. Bon. L’aphorisme a une vertu de simplification rassurante qui me plaît beaucoup (on a parfois besoin de simplifier à outrance, de s’aider de phrases toutes faites).
Je crois que celle-ci répondait à la question suivante : peut-on aimer encore après un amour de cette nature ou a-t-on épuisé tout notre capital, notre aptitude à faire confiance à nouveau, à se laisser toucher, surprendre ? Comment aime t-on après ça ? Et toc, réponse pirouette, j’ai trouvé la solution en une phrase-résumé : aimer moins, mais mieux. Autrement. Il n’en reste pas moins que le verbe « aimer, s’il peut prendre des formes différentes, reste une expérience de plénitude en soi.
Douce raconte un type d’amour particulier, l’amour fou au sens où il bascule vers la folie, un amour-fusion-dévoration-passion-destruction, un amour irrésistible et complètement narcissique. A côté, il y a place pour des amours plus apaisés, désintéressés, moins égoïstes et certainement plus matures. Aimer mieux donc !
• Huit ans, dans une pareille relation, c’est long. Est-ce qu’au fond tu ne penses pas que Douce s’accrochait à sa liberté, et qu’inconsciemment, cette relation à distance lui convenait ?
N’avait-elle pas, elle aussi, furieusement peur de l’amour ? De sa réalité, du quotidien ?
S.R : Au début peut-être. L’impossibilité de cette relation l’attire, c’est un divertissement, une parenthèse qu’elle s’autorise au moment d’une rupture. Cela correspond à un besoin lié aux circonstances. A un moment donné de la vie de la narratrice. Douce n’est pas une femme qui a peur du quotidien et de l’engagement en général. Elle a déjà fait l’expérience de l’amour et du couple, de la conjugalité.
Elle a déjà une connaissance concrète et heureuse de l’amour, ce qui, pourtant ne la protège pas du piège de cette nouvelle relation. Pour des raisons romanesques, cela m’importait qu’elle ne soit pas dans la répétition d’un schéma amoureux mais que ce soit, au contraire inédit pour elle.
En quelque sorte, qu’elle le vive contre elle-même. Contre ses idées féministes y compris. Je ne voulais pas qu’on puisse trouver dans son fonctionnement habituel, matière à expliquer qu’elle subisse (si longtemps) pareille situation d’emprise. Je voulais que quelque chose reste inexplicable, irréductible, incalculable et universel, au sens où chacun peut se retrouver coincé dans le piège amoureux comme dans d’autres situations d’emprise (professionnelle, amicale, familiale). Il m’importait que ce ne soit pas une « victime née ».
D’abord parce que d’un point de vue romanesque, ça offre moins de possibilité de jouer sur la montée en tension. La victime idéale tombe dans le panneau, c’est attendu, plié en deux coups les gros. Ensuite, parce que je trouve que la société a trop souvent tendance à chercher des facteurs d’explication du côté de « la victime », à s’intéresser à son comportement, ses antécédents etc au lieu de démonter le mécanisme d’emprise lui-même. Enfin, je me méfie des catégorisations définitives, « la victime » et « le bourreau », le méchant et le gentil etc. Il me semble que c’est moins net. Lié à une interaction, une collision entre deux personnes, la rencontre, les circonstances.
• Est-ce que justement ce n’est pas la distance qui a permis cet amour si fort et si long, comme si Douce idéalisait cet homme ?
S.R : La distance est un obstacle, de même que la différence d’âge ou les opinions divergentes des personnages. D’emblée, sur le papier, leur amour est impossible. Est-ce cette part d’impossible qui confère à la relation un surplus d’intensité, agit comme un aimant ? Survivrait-elle à la réalité du quotidien, aux machines à laver, aux courses ? Je n’ai pas la réponse, mais je voulais écrire sur l’amour impossible, creuser ce couple maudit. Presqu’un oxymore, une contradiction dans les termes. De la même façon que dans le concept d’amour fou, on gomme trop souvent la part de folie attachée à l’amour comme si l’on ne voulait retenir que la dimension positive de l’amour fou, versus André Breton.
Le mythe de l’amour impossible exerce une forme de fascination, de rejet ou d’attirance. C’est un motif récurrent de la littérature qui a profondément marqué certaines consciences, une vision de l’amour romantique et chevaleresque. Les amants sont soumis à des épreuves dont ils doivent triompher.
Plus il y a d’empêchements extérieurs (qu’ils soient liés à la position sociale, à l’âge, à la religion etc), plus ils se soudent pour tenter de les vaincre, que l’amour triomphe des difficultés. En Occident, nous avons été bercés par l’idéal de l’amour fou, Roméo et Juliette, Tristan et Yseult ; au point qu’on en oublie jusqu’à l’âge des personnages pour s’identifier à eux (des adolescents tout de même).
Ce personnage de l’homme dont est amoureuse Douce, il m’a fait penser au personnage de Bram Stocker. Le vampire séducteur, érudit qui envoûte et manipule complètement sa proie. De l’amour, de la passion, mais aussi de la souffrance.
Un homme, au fond, profondément malheureux.
Penses-tu qu’il y a de ça dans ce personnage ?
S.R : Douce l’envisage sous les traits d’un loup. On est dans la symbolique de la dévoration. C’est le risque du fantasme de la fusion. Il n’y a pas de place pour l’altérité. Il y a dissolution en l’autre.
Il est vrai que le personnage masculin pompe jusqu’à la dernière goutte de l’énergie de Douce. Son air, sa pensée etc, son sang ? S’il a quelque chose en commun avec Dracula, c’est peut-être d’être envahi par l’idée de mort inhérente à la passion elle-même, cette tension entre Eros et Thanatos.
Après, éprouve t-il de la souffrance, une jouissance masochiste à se faire peur, jouer avec le feu, à « détruire ses jouets, son amour ou lui-même » et se complaire dans l’eau noire de sa mélancolie ? Sûrement mais à vrai dire, la psychologie du personnage masculin m’intéressait peu. Il en eût été autrement si j’avais alterné le point de vue de la femme et de l’homme, mais tel n’était pas le projet littéraire. Le roman est construit du point de vue de l’héroïne exclusivement. L’homme n’est pas nommé. Je ne voulais pas tant entrer dans sa psyché que montrer plus objectivement comment il agissait.
• Quelque part, Douce est la victime consentante de cet homme. Elle dit ces mots incroyablement justes dans ces situations de passion : « ne pas arriver à arracher la perf ».
Comment expliques-tu ce processus qui nous empêche littéralement de réagir, de fuir quand tout nous l’indique ? La passion et l’amour en sont-elles les seules raisons ?
S.R : L’amour est ici conçu comme une addiction, une expérience proche de la défonce. C’est une drogue, une substance dangereuse, ce que Douce pressent d’emblée. Cependant cette lucidité ne la protège pas. Tout au contraire. Aucun avertissement ne suffit à l’arrêter. Je crois qu’elle analyse correctement la situation, mais qu’elle est incapable de rompre, s’arracher. Pas plus que le fumeur à qui l’on répète que « fumer tue ». A un moment, s’opère un basculement dans la dépendance amoureuse et comme toute personne en situation de dépendance, elle a besoin de sa dose, au risque d’y laisser sa peau. Besoin de l’amour qui la détruit en même temps qu’il la fait exister (l’intensité de la douleur se confond avec celle de l’amour, la ressentir la fait se sentir vivante d’une certaine façon).
Avec ce roman, je ne voulais pas tant répondre à la question du « pourquoi » qu’à celle du « comment ». Décrire le processus, étape par étape : de la première rencontre à la première défection, trahison, du premier silence au premier mensonge, de la descente aux enfers à la renaissance etc.
Entrer dans le cœur du vortex amoureux et regarder comment ça fonctionne, m’attacher à déconstruire les moments-clé de la mécanique amoureuse. Ça me paraissait plus parlant que de tenter de proposer une explication par essence très personnelle, différente d’un individu à un autre. Ce n’était pas mon propos et je ne crois pas que ce soit le job du romancier, peut-être cela relève t-il plus d’un travail d’analyse, des compétences du psy.
• Ton roman pose une question fondamentale.
Qui est l’autre réellement versus l’image que l’on érige de cet autre.
Finalement, est-ce que l’amour ce n’est pas fantasmer cet autre ? Le faire exister par le seul prisme de ce que l’on projette de lui ? Même en passant une vie auprès d’un être aimé, le connaît-t-on vraiment ?
Oh là là, grande question ! Est-ce qu’on se connaît seulement soi-même, est-on capable de se regarder avec lucidité, honnêteté ? Alors l’autre, ce mystère !
Je me cacherais bien derrière un bon dicton : « l’amour est aveugle ». Ce qui signifie aussi que le réveil peut être douloureux, que passé l’aveuglement des premiers instants, l’autre tel qu’il est, peut perdre de son attrait si l’écart entre la projection et la réalité est trop grand. Tu te couches avec un poète et tu te réveilles dans les bras de Maurice (je n’ai rien contre les Maurice, ça va sans dire !). Plus sérieusement, je crois qu’il importe à un moment ou à un autre, de sortir de l’idéalisation, du fantasme.
De repenser les codes amoureux qui passent beaucoup par une forme d’idéalisation justement. La vision idéalisée et très normalisée du mythe de l’amour absolu. Chacun sait que c’est une illusion et pourtant, on vit encore dans ce fantasme d’un être unique qui saurait nous comprendre, compléter ou je ne sais quoi encore, nous sauver, rien que ça !
Le personnage masculin en particulier refuse de sortit du mythe de l’amour absolu, pour ne pas dire de la mystification. Il existe par ce biais, en sacralisant la relation. Ainsi, il acquiert un pouvoir qui joue sur la faille narcissique. Ça flatte l’ego d’être l’élu(e) du grand amour (même quand on a lu Don Juan, qu’on croit pouvoir se garder de ce genre d’artifice).
Dans « Douce », les deux personnages se racontent leur histoire. Ils sont amoureux de leur amour. Ils s’enivrent de l’image que « ce grand amour » renvoie d’eux-mêmes, comme s’ils avaient trouvé le Graal, au point que l’amour devient un personnage à part entière, avec lequel ils composent, qu’ils théâtralisent, mettent en scène plus qu’ils ne le vivent véritablement.
S’il est vrai que chaque couple possède sa propre mythologie, eux détiennent la palme ! Il y a ceux qui peinent à se trouver une histoire, un sous-titre et d’autres qui d’emblée, s’inscrivent tellement sous l’égide du mythe que ce dernier contamine le réel, l’abroge. Il ne reste plus que le récit, ses aventures, avanies, acmés. La vie est conçue comme une épopée, et pourquoi pas une odyssée, tiens ! Les êtres qui la traversent sont des personnages, des héros. Je serais le héros de tes nuits ! Mouais… Tout se raconte par le prisme du romanesque, du romantique. Après, il est impossible de revenir au réel, de savoir qui l’on est entre le réel et la fiction, quelle fiction ? Celle qu’on joue, celle qu’on montre aux autres, à soi ?
Les mythes ne sont que mythes, des fables, des paraboles à haute valeur symbolique. Ils ont un rôle d’ordonnancement du monde et de nos émotions, de nos terreurs enfantines (les contes d’ogres et d’ogresses, etc). Mais ils ne sont pas destinés à devenir réels. Je voulais à travers ce roman aborder la difficulté de sortir de la fiction amoureuse, montrer combien elle est un carcan qui enferme. Très peu moderne en vérité.
• Penses-tu que c’est le propre de l’homme ce donjuanisme ? Est-ce qu’il n’y a pas des femmes comme ça, qui font souffrir aussi des hommes ? Qui les possèdent pour mieux nourrir leur égo ?
S.R : Non, mais ces questions ! Si on m’avait dit que je devrais relire non seulement Don Juan, mais l’intégralité de ce qui a été écrit à propos du mythe, analyses psychanalytiques comprises, Don Juan et la panne du surmoi, son Oedipe mal digéré, rivalité avec le paternel…
Bon, concentration. Je ne crois évidemment pas que « la capacité de faire souffrir » soit l’exclusive des hommes. Chacun d’entre nous, homme ou femme, est porteur d’une part de destruction, de folie, de méchanceté…qu’on canalise plus ou moins.
Alors, Don Juan au féminin ?
Si la question est de savoir si les femmes peuvent être séductrices, tricheuses, manipulatrices, menteuses, opportunistes, infidèles …, je réponds oui assurément. Tous ces traits ne me paraissent pas particulièrement genrés. D’ailleurs, peut-être que le débat gagnerait à dépasser la question du genre proprement dit qui enferme chacun dans un moule : la femme, l’homme, la mère etc ?
Il est vrai que la société aura (encore) tendance à tolérer pour ne pas dire valoriser certains comportements chez les hommes, tandis qu’elle sera incline à les critiquer chez les femmes. (Prenons l’infidélité par exemple, chez l’un ce sera un signe de virilité, chez l’autre… « toutes des s… » c’est bien connu). Mais à part dans le discours social, je ne vois pas en quoi la fidélité serait plus masculine que féminine.
Don Juan me paraît peut-être un archétype masculin (ou disons d’un genre d’homme) en ce qu’il répond aux codes assignés : dans la mesure où il conçoit la séduction et la sexualité sous l’angle exclusif du pouvoir, d’un rapport de domination qui est, du fait de siècles de domination masculine, l’apanage du mâle alpha.
La conception du désir chez Don Juan, me paraît particulièrement masculine, indexée sur l’idée de mort, en lien avec la nuit, la peur. C’est sûrement lié au fait que d’un point de vue biologique, les femmes peuvent donner la vie.
L’amour chez Don Juan, est avant tout symbole de conquête, de prise de pouvoir, de territoire. La perversion dont il fait preuve par la manipulation lui sert à asseoir un pouvoir. Il est dans le défi et la transgression permanente, pour tester ses propres limites, se mesurer à l’être suprême, le père, Dieu ou la mort. Lorsqu’il sublime la femme dans sa quête d’absolu, il est encore dans un rapport dominant-dominé. Sacraliser la femme, conduit à ne pas la considérer comme une égale, mais plutôt comme un objet serait-il posé sur un piédestal. « Ce sont les hommes qui survalorisent et subliment le corps féminin et qui, incapables d’en tirer le plaisir espéré, accumulent les conquêtes dans l’espoir d’éprouver un jour quelque chose de l’ordre du vrai orgasme » ( KING KONG THEORIE, Virginie Despentes).
• À la fin d’une histoire, on se dit souvent « J’aurais aimé ne jamais te connaître. »
Cette histoire d’amour, tu penses que Douce la revivrait si elle pouvait revenir dans le passé ? Ou elle partirait dès la première rencontre ?
S.R : Dans le roman, elle exprime ce doute : si c’était aujourd’hui, saurait-elle se détourner du feu ? En tout cas, il fallait qu’elle aille jusqu’au bout de l’histoire, qu’elle se brûle, qu’elle voie de l’autre côté du miroir ou de la nuit ce qu’elle savait pourtant dés le commencement. Elle n’a pas écouté la voix de son instinct, n’a pas su se faire confiance. Eclairée par l’expérience, évidemment, on peut penser que le charme est rompu.
• Y’a-t-il un moyen d’arracher réellement la perfusion ?
Ou penses-tu qu’il faut aller au bout de soi ? De son histoire avec l’autre ?
S.R : Le seul moyen d’arracher la perf, c’est d’arracher la perf’. Couper le lien. Tout contact. Cette radicalité-là. Sans chercher à comprendre le pourquoi du comment du comportement de l’autre. Quand on cherche à comprendre, c’est trop tard. On cherche à l’excuser, trouver les raisons de rester quand il faudrait fuir.
• Penses-tu que les livres peuvent nous sauver de l’amour ? En tout cas, nous y aider… ?
S.R : « Sauver », comme tu y vas, toi ! Les livres peuvent aider, apaiser, bousculer j’espère, interroger, consoler peut-être, tendre un miroir, faire réfléchir, chahuter, irriter, rire, pleurer, éclairer, encore faut-il être prêts à les recevoir. Etre ouverts à l’expérience des mots, de la musique ou de l’histoire pour que la rencontre ait lieu. La littérature est un voyage dont il arrive que nous ressortions changés. Après, on est toujours seul face à ses propres choix. Les livres ne sauvent pas. Pas plus que l’amour ou que quiconque. C’est une illusion qu’il ne faut pas entretenir au risque de la désillusion. Attendre la solution d’un livre, d’une puissance supérieure, extérieure. Non.
• Je sais que tu es une vraie féministe dans l’âme et que la place des femmes est un sujet très important pour toi.
Penses-tu que cette histoire de passion destructrice est le fait d’une domination masculine sur la femme ?
Ou bien qu’il n’est aucunement question de sexe là-dedans. Que Douce aurait très bien pu être à la place de cet homme ?
S.R : Si la question est de savoir si un homme peut-être victime d’une passion destructrice, d’une relation nocive, de manipulation, je n’en doute pas (certains lecteurs hommes m’ont d’ailleurs fait part de leur expérience en ce sens). Le personnage masculin est un archétype d’homme, mais ce pourrait être une femme. Utiliserait-elle les mêmes outils ? Une fois encore, j’aurais tendance à penser que l’aspect de domination me paraît affilié au genre masculin (tel qu’il a été conçu par nos sociétés). Ce qui ne veut pas dire que certaines femmes ne soient pas dominantes.
Je trouve d’ailleurs dommage de constater que parfois les femmes en viennent au nom d’un rapport égalitaire ou de l’émancipation, à singer les hommes dans ce qu’ils ont de plus archaïque et caricatural. En s’inscrivant dans un rapport de force qu’au lieu de démanteler elles perpétuent.
Je ne veux pas dire par là que les femmes doivent se limiter au registre de la fragilité et les hommes, à celui de la démonstration de puissance. C’est même tout l’inverse. Il y a des dominants et des dominantes et d’ailleurs je ne crois pas que nous soyons faits d’un bloc, réductibles une fois pour toutes, prêts à être rangés, classés dans un genre pour n’en plus sortir. Je crois qu’il y a du féminin dans le masculin et vice versa. Il faut en finir avec la conception de la femme comme une pauvre petite chose fragile que l’homme devrait protéger. C’est très infantilisant. Très paternaliste tout ça. C’est une manière de cantonner chacun dans un rôle et surtout que rien ne change ! Une modélisation du féminin héritée de siècles de normes sociales. Mais les normes évoluent et la vision du féminin et du masculin avec. Du moins, je l’espère, qu’il n’y aura pas de marche arrière.
• J’ai pu voir sur Instagram que certaines femmes ont été bouleversées par ton roman, qu’il a déclenché chez certaines une prise de conscience sur l’histoire qu’elles vivaient depuis des années avec un homme. Tu imaginais que ton livre pourrait avoir ce pouvoir sur la vie d’autres femmes ?
S.R : « Du pouvoir sur la vie de femmes » ?! Cette idée ma foi est terriblement intimidante.
Une fois écrits, les livres nous échappent et c’est tant mieux. Chaque lecteur invente son propre livre par sa lecture singulière. Le livre devient autre que celui qu’on croyait avoir écrit.
Il est vrai que j’ai reçu des témoignages de femmes chez qui ce livre a fait écho. Réveillé quelque chose, les vieux fantômes. Des doutes déjà présents, des souffrances passées etc. Les livres parfois créent un effet miroir. Un principe d’identification. Je suppose que c’est lié au sujet, à un impact émotionnel. Je ne l’avais pas mesuré, je ne crois pas qu’on le puisse a priori d’ailleurs. C’est dans la confrontation à l’autre que ça peut advenir, dans la relation avec le lecteur. Pas avant.
J’en suis touchée et un peu troublée aussi. Il faut du recul pour recevoir les émotions des lecteurs, savoir les accueillir. C’est un vrai cadeau, l’occasion d’un dialogue, c’est vivant, humain. Mais, c’est aussi comme une flamme qu’on allume, il ne faut pas attiser le feu derrière. Jouer avec la corde sensible des émotions.
Et puis, ce n’est qu’un livre. S’il permet à une parole de pouvoir se libérer, s’il fait du bien (même par là où ça fait mal), alors, oui, j’en suis ravie. D’une certaine manière, ça donne un sens à la solitude de l’écriture : j’écris pour faire ressentir des choses, des émotions, des sentiments etc. Quand le lecteur se reconnaît, c’est à la fois vertigineux et très mystérieux.
• Si tu ne devais en nommer que 3, quels seraient les livres de ta vie ? (Oui tu peux en citer plus si tu veux ;))
S.R : Difficile de répondre à cette question. Plusieurs livres et plusieurs écrivains ont compté différemment, cela dépend les époques de ma vie, si j’ai 9 ans, 23 ou 40 ( après j’ai arrêté de compter !).
Enfant et jeune adulte, j’ai beaucoup lu les classiques.
Ensuite, il y a eu la rencontre-découverte de Marguerite Duras. Le ravissement de Lol V. Stein en particulier et la scène du bal ( quand elle assiste prostrée impuissante derrière les plantes vertes au « rapt » de son amant par Anne-Marie Stretter) ne cesse d’exercer sur moi une fascination véritable. Tiens tiens, étonnant ! Peut-être que moi aussi je suis restée bloquée !
Depuis quelques années, je me suis beaucoup tournée vers la littérature étrangère, américaine en particulier mais pas que. J’avais besoin de voir du pays, de grands espaces, une autre musicalité de la langue.
• Un petit mot de la fin ? 🙂
On est en plein mois d’août, il fait trente-huit degrés ( 54 ressentis), j’ai le cerveau plat comme un trottoir ( décidément Flaubert !), trois neurones et l’impression d’être passée à la question sur le divan de Charlotte ! Hum, mais encore … Merci docteur, vous permettez que je vous appelle Charlotte ?
Découvrez également la très belle interview du blog Au fil des livres en cliquant ici
• Références :
- Douce
- Auteur : Sylvia Rozelier
- Maison d’édition : Éditions Le Passage
- Date de publication : 30.08.18
J’adore ! Tout simplement génial ! Merci à vous deux .
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❤️
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Quelle interview ! Ce fut magistral et quelle envie de découvrir ce livre !
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Merci Isa ❤️ Sylvia et merveilleuse, ses réponses le sont aussi et nous éclairent sans même le savoir…✨
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