Clarisse Gorokhoff – INTERVIEW • Casse-Gueule •

Bonjour Clarisse, un grand merci d’avoir accepté de répondre à mes questions.
Nous pouvons peut-être nous tutoyer ici aussi ?

• Tout d’abord ce besoin d’écrire, s’est-il imposé à toi pendant tes études de philosophie ? Ou est-ce quelque chose que tu as toujours nourri intérieurement ? Ou peut-être écrivais-tu déjà depuis toujours ?

C.G :  Petite, j’écrivais beaucoup, notamment pour me libérer de l’ennui et des contrariétés – surtout l’autorité. Vers 15 ans, j’ai découvert les journaux intimes de ma mère (qui est morte jeune, à 35 ans) et j’ai voulu écrire un peu à sa manière : imiter sa fougue et son sens éblouissant de la métaphore. Puis, j’ai trouvé mon univers et développé mon propre style, c’est là que je me suis mise à écrire des choses plus construites et achevées.


• Ayant lu De la bombe et Casse-gueule de manière assez rapprochée, je n’ai pu faire autrement que d’y sentir une continuité entre tes deux héroïnes : Ophélie (De la bombe) et Ava (Casse-gueule).
Est-ce au fond une seule et même personne ?
Je vais même aller plus loin, tu as fait tes études à Istanbul, lieu de ton premier roman, tu es belle tout comme Ava. Y’a-t-il de toi dans ces deux femmes, dans leur histoire ?

C.G : Ophélie et Ava ont en effet plusieurs points communs : leur perplexité existentielle, leur refus des conventions sociales, leur désir absolu de liberté et leur quête de sentiments authentiques et intenses. En cela, elles se ressemblent, elles me ressemblent, et ressemblent sans doute à beaucoup d’individus.



• Dans Casse-gueule, Ava est une jeune femme très belle qui se fait littéralement casser la gueule. C’est une libération pour elle. Son premier cri dans le monde.

Penses-tu comme elle, que le regard des autres, ce que l’on met derrière la beauté d’une femme est un poids parfois terrible à porter ?

C.G : Je ne pense tout de même pas qu’être beau soit plus difficile à vivre qu’être laid. Dans une société où la chose la plus cinglante qui soit est le regard des autres, le pire est sans doute d’être ordinaire au point d’être transparent. Mais ce que je trouve intéressant – et nécessaire –  c’est de créer les propres conditions de son appartenance au monde, au-delà des apparences qui participent à une grille de lecture très archaïque. Et cela requiert du courage, beaucoup d’indépendance, et un sens suffisamment développé de l’affranchissement, surtout par rapport aux codes sociaux en vigueur qui demeurent très étriqués.


• La pulsion de destruction est omniprésente dans ton écriture. Elle est tout aussi liée à ce besoin de fuite, d’abandon de tout ce qui nous relie aux normes, au réel. Est-ce quelque chose que tu fantasmes toi aussi au fond ? D’où te vient ce désir du chaos, cette violence ?

C.G : Oui, c’est quelque chose qui est constitutif de ma psyché et de mon rapport au monde. Je ne peux pas supporter l’idée de contrainte, d’obligation, d’appartenance subie. Il n’y a rien de plus insupportable pour moi que de me sentir mal à l’aise quelque part, à contre-courant de mes désirs et de ma liberté. Or, c’est le principe même de la société et de son fameux « pacte social » que de contraindre ses individus à se soumettre à certaines règles, à certaines activités, en échange d’une soi-disant liberté et d’une soi-disant protection. Encore au 21eme siècle, cela fonctionne ainsi – peut-être même plus que jamais…


• Nicole, la mère d’Ava est un personnage central du livre. Tu écris Ava comme une victime consentante de cette mère névrosée, d’un égoïsme narcissique terrible. Pourtant ; Ava peine à s’en éloigner. Et c’est elle-même qu’elle décide de détruire. Fuir cette mère n’aurait pas été suffisant ?
Penses-tu que la liberté ne peut s’acquérir qu’au travers d’une destruction totale ?

C.G : Pour conquérir sa liberté, il faut prendre les choses en main, monter au créneau, agir… et donc s’opposer à ce qui nous privait de cette liberté. Je ne préconise ni la violence ni la destruction mais je m’intéresse au « déchainement », au sens littéral du terme, et à l’ébranlement : comment perturber, plus ou moins en douceur, l’ordre trop établi des choses.




• Tu installes dans ton roman un rapport au corps presque chirurgical. Un élément fondateur de ton premier roman également.

Il n’y a plus de douleur, Marius (le petit ami) comme Nicole (la mère) ne semblent se soucier aucunement qu’Ava puisse souffrir. C’est extrêmement singulier comme traitement. 
Comment peux-tu expliquer ce rapport que tu entretiens avec le corps de tes personnages ?

C.G : Quand il se porte bien, notre corps est notre principal allié, il nous aide à réaliser nos désirs, à accéder au plaisir – à la fusion comme à la fuite –, il incarne nos élans et nos vibrations. En revanche, quand il se met à dérailler, à se dégrader, il devient notre plus grand ennemi : il nous lâche sournoisement, il peut même nous planter un couteau dans le dos en nous frappant de douleurs et de maladies. Mes héroïnes sont avant tout des êtres de chair, elles ont besoin de se mouvoir et de frissonner tant que leur corps le leur permet.



• Dans Casse-Gueule tu t’intéresses beaucoup à la notion de l’existence, de ce désir d’éternité.

Tu flirtes même avec le transhumanisme. Est-ce quelque chose que tu redoutes ? Penses-tu que la modernité est un danger ?

C.G : Rien n’est vraiment dangereux en soit, c’est l’usage qu’on en fait qui peut l’être. Et l’homme est capable de faire un usage dangereux du progrès tout comme de la nostalgie – et plus encore de la stagnation… C’est l’obsession aveuglante de la modernité que je trouve lâche (plus que dangereuse). Ça me semble être une fuite en avant. SI j’aime assez l’idée de fuite dans le cadre romanesque, avec le transhumanisme, il s’agit de la fuite de la complexité humaine, le constat d’un abandon, d’un renoncement à sa propre nature. A peine apparu sur Terre (quelques milliers d’années, ce n’est pas grand-chose) que l’homme voudrait déjà être autre chose que lui-même, se débarrasser de son corps car il n’en peut plus de souffrir. Moi j’aime l’idée de jouer le jeu de l’incarnation (avec ce que ça suppose de puissant et de déstabilisant) car après tout c’est notre condition humaine.



• Ce talent d’arriver à écrire de manière chirurgicale et froide certains sentiments (comme l’absence de douleur) tout en ayant ce feu du verbe qui bouleverse et nous prend (cette souffrance face à la mère, au manque d’amour, au manque d’être soi) ; est-ce conscient ou est-ce que ça jaillit de toi comme ça ? 

C.G : Merci Charlotte pour ce compliment qui me touche. Je travaille et soigne beaucoup d’aspects de mon récit et de mon écriture, mais pas spécifiquement la teneur émotionnelle de ce que j’écris. Pourtant, oui, j’aime que les mots aient une atmosphère singulière, que chaque chapitre (les miens sont en général brefs) ait un climat qui lui soit propre, un ciel et des lumières versatiles.



• On passe à la première personne du singulier dans la deuxième partie de Casse-gueule. Est-ce une réappropriation du personnage par la narratrice (toi) ou bien une manière de faire en sorte que l’existence d’Ava, sa transformation soit encore plus puissante aux yeux du lecteur ?

C.G : C’est tout-à-fait ça, ta deuxième interprétation. Ava, défigurée, enfin libre, surgit. Elle a pris sa vie en main, elle peut donc désormais prendre la parole.



• Je meurs d’envie de te poser cette question depuis ma lecture de ton premier roman. Tu sembles avoir un univers intérieur foisonnant, complètement barré, affranchi des codes de la réalité.

Comment c’est dans ta tête Clarisse ?

C.G : C’est un chaos structuré J Une fois, un ami cher m’a dit : « tu es un champ de ruines traversé par une tempête ». Ça m’a d’abord un peu vexée (à 28 ans, être déjà « en ruines », ce n’est pas hyper rassurant… !) et puis finalement j’y ai vu la plus juste définition de ma psyché… 



• Tu t’es autorisée dans ce roman à franchir les barrières du réel tout en nous ancrant bel et bien dans celle-ci. Est-ce un registre que tu penses emprunter encore dans tes futurs romans ? Est-ce que tu as des envies profondes d’exploration des genres ?

C.G : Plus que le genre, c’est le défi de la structure qui m’excite. Mon troisième roman par exemple, que je suis en train d’écrire, est un roman choral, et cette idée de voix multiples qui s’entrelacent et se font écho m’enthousiasme beaucoup.



• Où est-ce que tu écris ?

C.G : Chez moi. Mais je peux écrire n’importe où tant que j’ai la paix et que le cadre me convient. Par exemple, sur une île grecque face à la mer, je peux être très inspirée 🙂



• Une petite chose à ajouter ? 🙂

C.G : J’ai trouvé tes questions passionnantes, chère Charlotte, j’ai adoré y répondre, elles ont ouvert des pistes de réflexion qui ne m’avaient pas traversé l’esprit. Et de manière générale, je suis ravie d’avoir fait la connaissance d’une jeune femme aussi vive, passionnée et charmante, qui transmet avec autant d’ardeur son amour des livres et des univers littéraires !

 


• Références :

  • Casse-Gueule
  • Auteur : Clarisse Gorokhoff
  • Maison d’édition : Éditions Gallimard
  • Date de publication : avril 2018

5 commentaires sur “Clarisse Gorokhoff – INTERVIEW • Casse-Gueule •

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