L’invention des corps

• Le mood :

Il s’agit ici d’un petit bijou. Un transgenre de la littérature. Mêlant l’Histoire réelle, à des personnages fictifs qui rencontrent des personnages bien réels de ce monde. La science embrassant la technologie. Une vision glaciale et effrayante d’Internet qui deviendrait presque organique… Plus que cela, Pierre Ducrozet réussit à nous embarquer dans un récit haletant au suspens captivant.


• L’histoire :

Tout commence cette fameuse nuit du 26 septembre 2014 au Mexique. Alvaro, un jeune prof d’informatique vivant à Ayotzinapa accompagne ses élèves dans la petite ville d’Iguala pour y manifester contre la corruption du gouvernement Mexicain. Ils sont quarante-trois corps à disparaître. Kidnappés, torturés, entassés dans un camion, massacrés, brûlés…
Rescapé du massacre, Alvaro laisse tout derrière lui et file vers la frontière mexicaine sans même se retourner. Il n’y a plus de pensée. Que de la colère. Le souvenir du souffle de ses amis dans son cou.
Ne cherchez pas ici à sonder l’esprit du personnage, vous suivrez sa métamorphose au travers du rapport à son propre corps.

Alvaro avance ne répondant plus qu’à ses instincts primitifs. La survie. La fuite.

« Mais Alvaro détourne le regard, on n’est pas là pour le ciel et il n’est certainement pas là pour nous. »

Il se jette alors dans la gueule du loup ; un magnat du Net qui n’est autre que Parker Hayes. Fondateur de Cashflow (le premier système de paiement en ligne) et le Maître de la Silicon Valley. Transhumaniste convaincu, Hayes a créé le Cube à San Francisco. Haut lieu d’expérimentation qui mêle la recherche scientifique sur les cellules souches et les nanotechnologies.
Parker Hayes veut modifier le cours de l’espèce humaine. Il croit en un homme augmenté, amélioré, qui s’élèverait au-dessus de sa condition. Hayes n’a qu’une peur : la mort. Disparaître l’effraie. L’auteur nous embarque dans la quête d’éternité que sont en train de mener les grands de ce monde.

Internet comme rhizome pour alimenter le nouvel Homme. La technologie comme une extension de soi, nous permettant alors d’accomplir ce que le cerveau seul ne peut faire aujourd’hui.

Hayes débauche une grande scientifique française : Adèle, travaillant sur le vieillissement cellulaire et les cellules souches afin de trouver le moyen d’enrayer le processus de vieillissement.
Alvaro va ainsi prêter son corps à la science et le soumettre à des expériences sous haute surveillance.

Vous croiserez au fil des pages les plus grands personnages du monde du digital : Zuckerberg (Facebook), Elon Musk (Space X), Larry Page, Sergueï Brin (Google), etc.

Les visions se confrontent. Pour certains les réseaux peuvent modifier la nature humaine, pour d’autres il peut transcender toutes les limites du cerveau humain…

Nous faisons alors la rencontre de Werner Fehrenbach. Il voit Internet comme un réseau qui permettra à l’homme de revêtir une nouvelle identité. De sortir des carcans limitatifs du corps. Une liberté d’expression sans répression. Un nouveau monde où le corps échapperait à toute autorité supérieure. Fuir l’État pour être enfin nous-mêmes.


• L’extrait :

« Il a compris depuis longtemps que le réel n’est à la hauteur de quoi que ce soit. »


• Mon avis :

Un vrai coup de cœur pour ce roman brillant.
Une plume hors du commun, sans ambages. Un style incisif et dénudé, les mots prennent corps dans notre esprit, un rythme rapide et haletant, on se croirait presque au cœur de la pensée de l’auteur.
On avance dans l’histoire comme avec un steadicam ou caméra au poing. Le corps et Internet sont au cœur du récit.
Pierre Ducrozet mêle le réel au roman, et force notre regard sur le monde.

Ce livre pose de nombreuses questions fondamentales.
Celle du règne de ces géants du Web. Leur obsession du toujours plus. Une seule et dernière chose leur résiste encore : l’obsolescence programmée du corps humain.
Comment pouvons-nous échapper à la mort ? Mourir est-il une nécessité ? Sommes-nous réellement condamnés ?

Il pose également la question de la transformation du corps, par la technologie mais aussi par la science. Le transgenre. Changer de sexe. Le transhumanisme. Explorer les confins des possibilités du cerveau humain en devenant nous-même le réseau.

Pierre Ducrozet explore la psychologie de ses personnages au travers de leur propre corps. Comme si les mots et la pensée n’étaient plus essentiels. Et si le corps seul pouvait tout dire ?

Il peut nous devenir totalement étranger lorsqu’il subit une transformation brutale. Amaigri, Alvaro ne voit plus son corps comme le sien. Le corps est-il une prison dont l’ordinateur peut nous sortir ?

Cette quête n’est-elle pas seulement une fuite ? Une fuite que nous suivons tout au long du livre. Une fuite pour revenir aux origines de ce que nous sommes. Une fuite du système, de l’État, par le réseau. Nouvel outil de rébellion.
Est-ce qu’exister n’est pas seulement « être juste là où est son corps ».


• L’auteur :

Pierre Ducrozet

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*Pierre Ducrozet est écrivain.
Il a publié des chroniques littéraires dans Le Magazine des Livres et un livre pour enfant avant de publier en 2010 son premier roman, « Requiem pour Lola rouge » (Grasset). Celui-ci est retenu dans la sélection du prix de Flore et a été récompensé par le Prix de la Vocation.

Il prépare pour la collection Bouquins de Robert Laffont un volume sur Barcelone où il vit. Il a écrit également en 2009 un premier album pour les enfants « Les clefs du zoo », lu par Richard Bohringer.

Dans « La vie qu’on voulait » (2013), il raconte dans ce roman le coup de sang d’une jeunesse européenne, éparpillée entre Berlin, Paris, Londres et Barcelone.

*Source : Babelio

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